Comme nous vous le disions dans le dernier article, nous avons eu le privilĂšge de rencontrer le professeur Arnold Van Huis de l’universitĂ© de Wageningen, l’un des rĂ©dacteurs du rapport de la FAO Edible Insects, Future prospects for Food and Feed security ; il est aussi le rĂ©dacteur en chef du Journal of Insects as Food and Feed. Nous avons discutĂ© avec lui de ce rapport et de la place des insectes dans la culture occidentale.

Le professeur Arnold Van Huis
Criquets Migrateurs : Alors comme ça vous ĂȘtes un des rĂ©dacteurs du rapport de la FAO de 2013 ; comment ça s’est fait ?
Pr Arnold Van Huis : Pendant la majeure partie de ma vie j’ai Ă©tĂ© un spĂ©cialiste de la gestion agricole en climat tropical.
J’ai assistĂ© Ă une confĂ©rence organisĂ©e par la FAO en 2008 en ThaĂŻlande qui abordait le sujet des insectes comestibles ; je savais que le siĂšge de la FAO se trouvait Ă Rome et je me suis demandĂ© qui, Ă Rome, s’occupait rĂ©ellement des questions concernant les insectes comestibles. En 2009, je me suis rendu compte qu’il s’agissait du dĂ©partement de foresterie. L’homme qui en avait la charge m’a demandĂ© de l’aide pour Ă©crire un guide, un livre, sur la façon de gĂ©rer les insectes. Nous avons entamĂ© son Ă©criture en 2010 et l’avons terminĂ© en 2013.
Pendant un congrĂšs important Ă Rio oĂč je me trouvais, on m’a proposĂ© de monter sur scĂšne pour annoncer la parution du rapport. Je n’avais que deux minutes entre deux interventions, ce n’Ă©tait pas le sujet du congrĂšs. Mais aprĂšs mon annonce, tout le monde a oubliĂ© le sujet du congrĂšs : notre rapport Ă©tait sur toutes les lĂšvres. Donc ça nous a fait une large publicitĂ©, pas seulement pour l’UniversitĂ© de Wageningen mais aussi pour la FAO qui n’avait jamais obtenu autant d’attention pour ses livres.
Le rapport a Ă©tĂ© tĂ©lĂ©chargĂ© 2,4 millions de fois en vingt-quatre heures aprĂšs mon annonce. Aujourd’hui, il a Ă©tĂ© tĂ©lĂ©chargĂ© quelque chose comme 8 millions de fois. Je crois qu’il a ouvert les yeux de beaucoup de gens, qu’il les a initiĂ© Ă l’idĂ©e qu’on peut utiliser les insectes pour l’alimentation humaine et animale. Depuis, le concept a dĂ©collĂ© dans un certain nombre de pays, et je crois que notre livre y a bien contribuĂ©.

Titre et début du texte de la réglementation Novel Food
CM : C’est vrai que ça a dĂ©collĂ©, y compris en Europe malgrĂ© un certain nombre de difficultĂ©s… Comme, par exemple, la lĂ©gislation.
VH : Le cadre lĂ©gal est l’un des problĂšmes les plus difficiles auquel le secteur est confrontĂ©. C’est un peu flou en ce moment, quels pays europĂ©ens autorisent les insectes et lesquels ne les autorisent pas. Aux Pays-Bas et en Belgique c’est clairement autorisĂ©, l’Allemagne est plus ambigĂŒe.
En ce moment est employĂ©e la rĂšglementation Novel Food. Je ne vous apprends pas le principe : si un insecte n’Ă©tait pas consommĂ© en Europe il y a vingt ans, alors c’est une « nourriture nouvelle » et les entreprises productrices devaient produire un dossier de sĂ©curitĂ© alimentaire pour leurs insectes jusqu’Ă la fin 2017. L’Union EuropĂ©enne est censĂ©e rendre sa dĂ©cision avant 2020. AprĂšs ce processus, si l’autorisation est donnĂ©e, elle le sera pour l’entiĂšretĂ© des pays de l’Union et on en finira avec les ambigĂŒitĂ©s.
Un autre problĂšme qui s’est prĂ©sentĂ© c’est qu’une entreprise qui dĂ©pose un dossier n’obtiendra une autorisation que pour son processus d’Ă©levage spĂ©cifique. Ce n’est pas clair si une autre entreprise, qui Ă©lĂšve la mĂȘme espĂšce d’insecte avec un processus lĂ©gĂšrement diffĂ©rent, doit elle-mĂȘme dĂ©poser un autre dossier. Beaucoup d’entreprises se sont arrachĂ©es les cheveux lĂ -dessus. Les plus grosses entreprises du secteur ont envoyĂ© des dossiers plus facilement, d’autant plus que ce n’est pas gratuit : on m’a rapportĂ© que le dĂ©pĂŽt de dossier coĂ»te 100000 Ă 200000 âŹ. Les petites entreprises ne peuvent pas se permettre ce genre de dĂ©penses.
CM : En Europe la production des insectes est l’affaire de quelques entreprises ; comment sont-elles apparues ?
VH : Il existait dĂ©jĂ une industrie d’Ă©levage d’insectes pour l’alimentation animale, notamment pour tout ce qui est nouveaux animaux de compagnie. Certaines entreprises de ce secteur ont explorĂ© la branche de l’alimentation humaine pour un investissement minime par rapport Ă tout dĂ©velopper de rien ; c’est d’ailleurs la raison pour laquelle les insectes comestibles dĂ©veloppĂ©s et commercialisĂ©s actuellement sont les mĂȘmes que ceux qui Ă©taient Ă©levĂ©s pour l’alimentation animale.

PiĂšge lumineux pour la capture des insectes
CM : Ailleurs dans le monde, on capture les insectes plutĂŽt que de les Ă©lever… Ce n’est pas une option pour l’Europe ?
VH : Sous les tropiques la plupart des insectes sont effectivement rĂ©coltĂ©s dans la nature, ce qui prĂ©sente beaucoup d’inconvĂ©nients. Vos insectes ne seront disponibles qu’Ă certaines saisons ; la rĂ©colte sera imprĂ©visible. Je sais que dans le sud du continent africain il existait une usine de traitement des chenilles mopanes mais que la quantitĂ© de matiĂšre premiĂšre Ă©tait si irrĂ©guliĂšre que l’usine a Ă©tĂ© abandonnĂ©e.
C’est l’un des plus gros problĂšmes ; l’autre est la surrĂ©colte. Si on promeut les insectes comestibles et que tout le monde se met Ă les rĂ©colter, ça n’ira pas sans un Ă©puisement des ressources naturelles.
Autre problĂšme : la pollution. En Asie du Sud-Est, dans certains lacs, la population rĂ©coltait une quarantaine d’espĂšces d’insectes comestibles ; aujourd’hui, les eaux en sont si polluĂ©es qu’il n’y a presque plus d’insectes.
Enfin, si vous capturez des insectes dans la nature vous ne saurez jamais ce qu’a Ă©tĂ© leur alimentation : ils pourraient bien ĂȘtre contaminĂ©s par quelque chose.
Pour toutes ces raisons, c’est mon avis et celui de la majoritĂ© des gens qui rĂ©flĂ©chissent au sujet que nous devons Ă©lever des insectes comestibles.
CM : On parlait d’insectes Ă©levĂ©s en Europe qui nous viennent de l’industrie de l’alimentation animale, revenons deux minutes sur les espĂšces.
VH : On est sur un choix trĂšs limitĂ©. L’Union EuropĂ©enne prĂ©voit d’autoriser Ă la consommation sept espĂšces d’insectes : parmi elles, des grillons (un rĂ©gal tout autour du monde ceux-lĂ ), plusieurs espĂšces de vers de farine, et puis les criquets.
CM : Comment savons-nous quelle espĂšce d’insecte est comestible ou non ?
VH : Nous disposons d’une liste des espĂšces consommĂ©es dans le monde qui monte Ă 2100 espĂšces.
CM : Ah bon ? Ce n’Ă©tait pas 1900 espĂšces ?
VH : Non, ce nombre-lĂ date d’il y a quelques annĂ©es.
CM : D’accord, donc actuellement on sait qu’un insecte est comestible parce qu’un peuple du monde l’a dĂ©jĂ mangĂ© sans en mourir, en fait.
VH : Eh bien oui. Cela dit, la densitĂ© d’espĂšces d’insectes comestibles recensĂ©es a aussi un rapport avec l’activitĂ© des chercheurs. Je veux dire, nous Ă©ditons une carte des espĂšces d’insectes comestibles recensĂ©es, et sur cette carte nous pouvons voir dans quel pays il y a le plus d’espĂšces d’insectes comestibles.
Le Mexique est couvert de marques. Pourquoi ? Parce qu’il y a une unique chercheuse, Julieta Ramos-Elorduy, qui a publiĂ© au moins une centaine d’articles sur les insectes comestibles mexicains !
La RĂ©publique Centrafricaine se dĂ©marque aussi comme un pays aux nombreuses espĂšces d’insectes comestibles diffĂ©rentes. Pourquoi ? Parce que c’est une ancienne colonie oĂč des chercheurs europĂ©ens sont venus travailler, et qu’il y a eu un entomologiste belge qui s’est intĂ©ressĂ© spĂ©cifiquement aux insectes comestibles lĂ -bas.
Nous connaissons ce qui a fait l’objet d’une publication scientifique. Ăa ne signifie pas que dans le pays d’Ă -cĂŽtĂ© les gens mangent moins d’espĂšces d’insectes.

Plateau dĂ©couverte d’insectes comestibles mexicains, marchĂ© de San Juan, Mexico, Mexique
CM : D’accord, donc la quantitĂ© d’espĂšces d’insectes comestibles relevĂ©e dans un pays est davantage un signe de la qualitĂ© de la documentation que de la consommation effective d’insectes ?
VH : Oui, et je vais vous dire quelque chose : dĂšs 2003, dans un de mes articles, j’ai proposĂ© qu’on passe plus de temps Ă faire l’inventaire des espĂšces d’insectes consommĂ©es. Parce que, vous savez, si on ne rĂ©alise pas ce travail, tout ça sera perdu.
Ce qu’on constate dans les tropiques, c’est que les gens qui atteignent un certain niveau de vie, un certain niveau d’Ă©ducation, ne consomment plus d’insectes. Pour eux, manger des insectes est un marqueur social de pauvretĂ© voire une habitude « primitive » dont ils veulent se dĂ©barrasser.
Je ne suis pas d’accord avec cette idĂ©e, je pense que les insectes sont un excellent aliment, mais on ne peut pas nier que cette idĂ©e des insectes existe. Peut-ĂȘtre que si, en Occident, nous commençons Ă manger des insectes sĂ©rieusement, cette mentalitĂ© pourra changer. « On faisait ça avant eux depuis des siĂšcles, pourquoi s’arrĂȘter maintenant ? » En tout cas c’est ce que j’espĂšre.
CM : Cette idĂ©e culturelle que les insectes sont une nourriture de pauvres, est-ce qu’elle vient de l’Occident ou des pays de tradition entomophage eux-mĂȘmes ?
VH : Je vais vous raconter une petite anecdote.
Il y a des annĂ©es de ça, je travaillais sur un projet agricole dans quelques pays sub-sahariens ; j’ai commencĂ© par le Nigeria. Je donnais des cours sur la façon de se dĂ©barrasser des sauterelles qui attaquent les cultures de millet et personne ne m’opposait d’objection. Puis, en vacances, je discute avec d’autres gens qui m’apprennent que les paysans tirent un meilleur revenu de la vente de sauterelles capturĂ©es que de la vente du millet !
Je me suis dit : « Comment ai-je pu ĂȘtre aussi stupide ? Je travaille sur ce sujet depuis trois ans et je ne me suis jamais rendu compte que les gens vendaient les sauterelles ! » Mais aprĂšs j’ai compris : les gens, dans les tropiques, ne voulaient pas parler des sauterelles aux Occidentaux parce qu’ils savaient que les Occidentaux jugent ces pratiques primitives. Ăa m’a ouvert les yeux.
Pour mes autres interventions dans les vingt-sept pays suivants oĂč j’ai travaillĂ©, je posais directement la question des insectes comestibles et lĂ les gens m’en parlaient.

Sauterelle, Nkolngem, Cameroun
CM : En ThaĂŻlande oĂč nous avons sĂ©journĂ©, il y a bien une rĂ©ticence des citadins Ă consommer des insectes mais ça n’a pas l’air d’avoir atteint ce stade…
VH : La ThaĂŻlande, comme d’autres pays de l’Asie du Sud-Est, est en proie Ă une urbanisation galopante, et comme les insectes sont capturĂ©s dans la nature… les citadins y ont moins accĂšs. Cela dit, on voit que les thaĂŻlandais se tournent vers l’Ă©levage d’insectes plutĂŽt que vers l’abandon de la consommation.
Contrairement Ă l’Afrique, en ThaĂŻlande j’ai moins retrouvĂ© ce cĂŽtĂ© « les insectes sont primitifs donc il ne faut pas en parler ». En Asie il y a peut-ĂȘtre un peu plus de fiertĂ© culinaire… Ce problĂšme de perception est bien plus prĂ©gnant dans les pays africains oĂč j’ai travaillĂ©.
CM : Notre rapport occidental Ă la consommation d’insectes a l’air d’avoir affectĂ© le monde Ă la mesure oĂč l’Occident a affectĂ© le monde…
VH : J’avais interviewĂ© un chef cuisinier, RenĂ© Redzepi, qui me disait : « De quel droit qualifions-nous, occidentaux, les insectes comestibles de primitifs ? » De son point de vue, c’Ă©tait une attitude raciste.
Pour ma part, c’est la raison pour laquelle je n’aime pas beaucoup le mot « entomophagie ». C’est une notion inventĂ©e par des Occidentaux, qui met l’emphase sur le fait que les peuples des tropiques ont des coutumes Ă©tranges comme manger des insectes. Ăa ne prĂ©sente pas les insectes comme une nourriture normale, et il est temps de considĂ©rer les insectes comme de la nourriture normale.
Toutes ces nouvelles possibilitĂ©s nutritionnelles offertes par les insectes, nous les devons aux peuples des pays en voie de dĂ©veloppement. Ce sont eux qui nous ont appris qu’il Ă©tait faisable de les manger et d’en nourrir nos animaux.
CM : On n’avait jamais pensĂ© au stigmate sur le mot « entomophagie » lui-mĂȘme avant cette interview…
VH : Oh, vous ne trouverez pas d’article qui aborde exactement ce sujet.
Mais regardez un mot comme « gĂ©ophagie », la coutume de manger de la terre, particuliĂšrement chez les femmes enceintes, dans les tropiques – qu’il s’agisse de terre de termitiĂšre ou d’autres comme le kaolin.
Il y a dans ces terres des minĂ©raux, et comme les femmes enceintes peuvent avoir de l’anĂ©mie ou des carences en zinc elles les utilisent comme complĂ©ments alimentaires. Beaucoup de gens en consomment au cours de leur vie, on peut les trouver comprimĂ©es en pastilles sur les marchĂ©s, disponibles Ă l’achat pour les femmes enceintes qui en ont besoin, c’est parfaitement normalisĂ©.
Mais l’Occident ne connaĂźt pas : il appelle ça de la gĂ©ophagie. Si je mange des crevettes, va-t-on m’appeler un dĂ©capodophage ? Non, ça n’a pas de sens parce que ça, contrairement aux insectes, c’est « parfaitement normal ». Vous voyez le tableau.
CM : On utilise le mot entomoculture avec les Criquets Migrateurs… Mais maintenant que j’y pense c’est trĂšs français comme expression, on ne l’a pas vraiment vue ailleurs et ça Ă©voque surtout l’Ă©levage des insectes.
VH : Mouais, on parlerait plutĂŽt d’Ă©levage, de production d’insectes.
Il faut aussi faire attention Ă pourquoi on appelle ça des « insectes ». Une Ă©tudiante en thĂšse ici Ă Wageningen a rĂ©alisĂ© une Ă©tude comparative entre la perception des insectes aux Pays-Bas et en ThaĂŻlande. Quand elle prĂ©sentait des vers de farine Ă des thaĂŻlandais, ils trouvaient ça rĂ©pugnant. Ils n’aiment pas ces insectes : ils ne les reconnaissent pas. Aux Pays-Bas, les vers de farine sont les insectes les plus courants et un grand nombre de gens en mangera volontiers.
Vous voyez le souci ? MĂȘme sous les tropiques, un groupe ethnique voisin d’un autre ne va pas du tout consommer les mĂȘmes espĂšces d’insectes. On doit faire attention Ă cette gĂ©nĂ©ralisation derriĂšre le mot insecte qui pourrait faire croire que tout le monde mange tous les insectes. Ce n’est pas vrai du tout.
CM : Pour revenir sur le sujet des espĂšces : il n’y a pas du tout de recherche pour dĂ©couvrir de nouvelles espĂšces d’insectes comestibles, auxquelles personne n’aurait pensĂ© avant ?
VH : On a dĂ©jĂ 2100 espĂšces identifiĂ©es, une liste qui ne peut que s’agrandir. Rien qu’hier (ndlr : la veille du jour de notre interview) un article est tombĂ© qui identifie une nouvelle espĂšce de grillons comme consommĂ©e alors qu’on n’en avait pas la moindre idĂ©e avant. On a dĂ©jĂ du pain sur la planche…
Bien sĂ»r, si vous voulez parler de la mĂ©thode scientifique, on peut dire que ces espĂšces-lĂ ont Ă©tĂ© sĂ©lectionnĂ©es par les gens du commun par essai et erreur pendant des siĂšcles. D’ailleurs, certaines espĂšces d’insectes sont dangereuses Ă consommer crues, voire irritantes pour la peau et pour les yeux, mais les locaux ont appris Ă les prĂ©parer par exemple en les laissant tremper dans l’eau.
Dans nos contrĂ©es occidentales, je ne recommandrais Ă personne d’aller rĂ©colter des insectes au fond de son jardin pour essayer de les cuisiner. Certaines sont littĂ©ralement du poison. Mangez des insectes Ă©levĂ©s proprement.

Tzatziki aux vers de farine
CM : Revenons en Occident. Comment qualifieriez-vous la place des insectes dans la culture européenne ?
VH : Si on parle des insectes comme alimentation humaine… C’est compliquĂ© pour les Occidentaux d’accepter l’idĂ©e. La premiĂšre association quand on pense aux insectes, c’est la saletĂ©, le dĂ©goĂ»t. Nous rĂ©sistons Ă la notion d’insectes comestibles parce que nous avons surtout des attitudes nĂ©gatives vis-Ă -vis des insectes. Mais si on regarde, sur tout le taxon, quels insectes sont effectivement nĂ©fastes, on ne parle que de 0,1% ! La plupart des insectes nous sont utiles !
Mais lĂ , je vous parle de la situation d’il y a quinze ans ; il y a eu un tournant depuis. Presque tout le monde sait qu’on peut manger des insectes quand la majoritĂ© l’ignorait auparavant. Et une portion de plus en plus grande de la population est prĂȘte Ă essayer. Bien sĂ»r, il y a toujours des obstacles Ă passer.
CM : Comme par exemple ?
VH : Rendre les insectes agrĂ©ables, informer le public sur le fait que les insectes sont des aliments sĂ»rs, trouver les bons produits, rappeler les bĂ©nĂ©fices pour l’environnement, avoir des ambassadeurs… Ce genre de choses.
Que le public soit prĂȘt Ă essayer ne suffit pas. Aux Pays-Bas, il y a quelques temps, un supermarchĂ© a mis un pĂątĂ© pour hamburger Ă base d’insectes bien en Ă©vidence dans ses rayons. Mais ces burgers n’Ă©taient pas trĂšs savoureux, et le produit a bidĂ©. DĂ©jĂ que l’idĂ©e de manger des insectes est dure Ă avaler, si en plus le produit n’est pas bon, ça ne va jamais marcher ! Si on prĂ©sente un nouveau produit au public, il faut que ce soit quelque chose de dĂ©licieux.
CM : Des ambassadeurs ?
VH : Les enfants. Les adultes sont biaisĂ©s ; les enfants sont prĂȘts Ă essayer tout ce qu’ils peuvent ! Et ce qu’il y a de bien, c’est qu’une fois le premier essai passĂ©, le problĂšme psychologique s’Ă©vanouit puisque les insectes ont bon goĂ»t.
CM : Pour vous, la barriĂšre de l’acceptabilitĂ© est dĂ©jĂ passĂ©e ?
VH : S’il y a 20% de la population prĂȘte Ă essayer, il faut arrĂȘter de cibler les 80% qui ne veulent pas en entendre parler : il faut passer au dĂ©veloppement de produits. Les insectes doivent briller !
Si ces 20% de gens mangeaient un snack aux insectes par semaine, l’industrie exploserait dĂ©jĂ complĂštement. C’est toujours un produit de niche avec une offre qui s’en ressent.
CM : Que voulez-vous dire ?
VH : En général, si vous regardez le prix des insectes comestibles, il est trop élevé.
C’est la raison pour laquelle un certain nombre d’entreprises Ă©tudie l’automatisation du processus d’Ă©levage, parce que le salaire des travailleurs de l’Ă©levage est ce qui leur coĂ»te le plus cher.
Elles recherchent aussi les substrats les plus Ă©conomiques, ce qui est effectivement une idĂ©e Ă creuser. Les grillons, par exemple, peuvent se nourrir de dĂ©chets alimentaires vĂ©gĂ©taux. En ThaĂŻlande on les nourrit au son, je ne sais pas si on peut faire la mĂȘme chose en Europe. En tout cas il existe ces stratĂ©gies destinĂ©es Ă baisser les prix.

Mousse dâartichaut aux grillons, Bruxelles, Belgique
CM : Pourquoi est-ce important de baisser le prix ?
VH : Parce que les insectes sont en compétition avec les autres produits animaux, et les autres alternatives à la viande.
CM : Ah, oui, peu importent tous les bĂ©nĂ©fices environnementaux si personne ne peut se payer d’insectes et que les produits sont dĂ©cevant gastronomiquement…
VH : En fait, cette information est plus importante que ce qu’on pourrait croire.
En Belgique, une Ă©tude a comparĂ© le goĂ»t ressenti des insectes par deux groupes : l’un Ă qui on avait donnĂ© des informations sur les bienfaits de la consommation d’insectes du point de vue dĂ©veloppement durable, l’autre Ă©tant un goupe de contrĂŽle Ă qui on n’a pas donnĂ© ces informations.
Le groupe informĂ© a trouvĂ© les insectes plus savoureux. Bien sĂ»r qu’il y a une composante psychologique lĂ -dedans, mais ça n’en fait pas une mauvaise stratĂ©gie.
CM : Attendez, donc l’emphase sur l’impact environnemental et les bĂ©nĂ©fices pour la santĂ©… est en fait une bonne stratĂ©gie… pour le public occidental ?
VH : Eh oui.
D’ailleurs on n’a pas parlĂ© des aspects santĂ©. J’imagine que vous savez que l’avis des experts en nutrition est que les insectes sont aussi nourrissants que d’autres produits animaux.
Il y aurait aussi d’autres bienfaits. DerniĂšrement, une publication des Ătats-Unis montre que les grillons peuvent amĂ©liorer la flore intestinale. La chitine, qui forme l’exosquelette des insectes, aurait l’effet de renforcer le systĂšme immunitaire.
Il n’y a pas d’Ă©tude montrant que les bienfaits de la consommation d’insectes pour la santĂ© donne davantage envie aux gens d’en manger, mais il n’est pas interdit de le penser.
CM : Il y a deux grandes approches dans la rĂ©alisation de produits Ă base d’insectes : les cacher, ou les montrer. Quelle est la gagnante, pensez-vous ?
VH : Il y a des avantages et des inconvénients aux deux.
La plupart des gens ne veulent pas voir les insectes ; on obtient des produits plus sympathiques pour le public si on les cache. Mais on perd le public aventurier, et on s’aliĂšne potentiellement le public inquiet des additifs alimentaires qui pourrait trouver suspect qu’on dissimule la prĂ©sence des insectes dans les aliments transformĂ©s. Cela dit, ces deux groupes reprĂ©sentent un nombre limitĂ© de consommateurs.
La stratĂ©gie actuelle, partout dans le monde, est de cacher l’insecte, y compris son goĂ»t. Je trouve ça dommage.

Une chenille mopane sur le poing de Sébastien
CM : Tout Ă l’heure, vous parliez d’entrer en concurrence avec des alternatives Ă la viande. Vous pensez au vĂ©gĂ©tarisme ? Que peuvent penser les vĂ©gĂ©tariens des insectes ?
VH : Je dis souvent aux gens que s’ils veulent sauver la planĂšte, ils devraient commencer par arrĂȘter le boeuf. Quitte Ă le remplacer par du poulet ou du porc parce que c’est toujours une petite marge de gagnĂ©e.
Ne pas manger d’animaux du tout paraĂźt la meilleure idĂ©e mais nutritionnellement ça devient plus difficile d’obtenir les bons acides aminĂ©s et autres nutriments.
Pour rĂ©pondre Ă votre question sur les vĂ©gĂ©tariens, je pense que ça dĂ©pend de pourquoi ils ne mangent pas d’animaux : si c’est pour ne pas vivre de sur l’exploitation des animaux, les insectes ne peuvent pas leur convenir. Mais si c’est pour des raisons de bien-ĂȘtre animal au cours de l’Ă©levage, les insectes pourraient les intĂ©resser. On ne me pose jamais de question sur le bien-ĂȘtre des insectes Ă©levĂ©s, mais on a une publi qui est tombĂ©e il y a quelques temps qui montre que les pratiques d’Ă©levage utilisĂ©es aujourd’hui ne dĂ©rangent pas les insectes.
AprĂšs, il y a la question de si les insectes sont conscients, sentients. Les insectes ressentent certainement la douleur, ils ont des rĂ©flexes de rĂ©tractation face Ă une agression. Il y a quelques annĂ©es, il a Ă©tĂ© mis en Ă©vidence que les bourdons ressentent des Ă©motions (ce qui ne garantit rien pour les autres espĂšces d’insectes).
Pour toutes ces raisons, je pense que nous devons prendre des prĂ©cautions avec les insectes. Les entreprises d’insectes sont conscientes de ce sujet : elles s’efforcent d’utiliser des mĂ©thodes d’abattage rapides et indolores, notamment la congĂ©lation.
Personnellement je crois que la vie de tous les insectes a une valeur intrinsĂšque et qu’il faut les traiter avec bienveillance, quand bien mĂȘme ils sont notre investissement pour un avenir plus respectueux de l’environnement.
Notre entretien avec Arnold Van Huis s’est conclu lĂ .
Nous ne nous sommes pas arrĂȘtĂ©s au niveau thĂ©orique de l’UniversitĂ©, puisque nous sommes allĂ©s visiter des Ă©levages d’insectes comestibles en Belgique ; nous vous en parlerons dans un prochain article. Ă bientĂŽt.

3 réflexions sur “[Europe đȘđș] La (re)dĂ©couverte des insectes comestibles avec Arnold Van Huis”