Nous avons eu la chance de visiter l’élevage de grillons de Khun Mali, agricultrice de la région de l’Isan. Si sa technique est très comparable à celle que nous évoquions dans cet article, à ceci près qu’elle produit une cinquantaine de bacs en même temps et non un ou deux, nous en avons appris davantage sur l’économie autour des grillons et nous souhaitions vous partager ces informations.
Une histoire de la nourriture dans la région
À la ferme de Khun Mali, on nous a raconté l’origine du régime alimentaire dans la région. La voici :
L’Isan est une région peu nourricière. La riziculture demande beaucoup de bras, mais le riz issu de cette culture suffit à peine à nourrir lesdits bras alors que tout ce qui n’est pas une route ou une maison est exploité comme rizière. Par conséquent, les habitants doivent maximiser la production de nourriture sur ces trois aires.
À la maison, on peut élever des volailles qui se nourrissent d’insectes malchanceux, de plantes non-consommables par les gens et de grain qu’elles trouvent. Elles fournissent des œufs et de la viande. Un peu de place, et il y a peut-être de quoi cultiver quelques légumes dans un potager.
Le long des routes, on peut planter des arbres qui fournissent des fruits, de l’ombre, et des fourmis arboricoles dites tisserandes – des insectes comestibles et très intéressants sur lesquels nous reviendrons dans un prochain article.
La rizière est la majorité de l’année une étendue d’eau. Plusieurs espèces de poissons y sont facilement élevées, des punaises d’eau géantes et des grenouilles s’y installent : tout ça se mange.
Où sont les grillons ? Un peu partout, mais ils sont capturés là où les gens qui les capturent passent de longues heures de leur journée : dans la rizière, attrapés un par un quand ils passent à portée et fourrés dans un panier.

Jeunes grillons évoluant sur leur nourriture dans un bac.
Ils sont traditionnellement mangés parce qu’ils sautent sur les gens pendant le travail à la rizière ; dire qu’ils sont « ramassés un par un » donne l’impression d’un travail considérable, mais ce n’est pas le cas. Dans une région peu fertile, les habitants n’allaient pas bouder une source de protéines qui leur tombe littéralement dessus.
La demande et l’offre
Le grillon, la punaise d’eau géante et la fourmi tisserande ne sont donc pas des nuisibles comme nous pourrions le penser, mais de la nourriture. Si c’est de la nourriture, c’est forcément le plat préféré de quelqu’un.

Plats de grillons : grillons frits et omelettes aux grillons
Khun Mali, comme tout le monde dans l’Isan, connaissait bien les grillons et en mangeait de temps en temps. Au moment d’organiser le repas du mariage de sa fille, on lui a demandé de faire des plats de grillons suffisants pour tous les invités.
L’offre de grillons capturés dans les rizières n’était pas suffisante : elle s’est tournée vers des éleveurs de grillons d’une autre région. Le prix de vente l’a offusquée, puis elle y a vu une opportunité pour elle-même. Elle a acheté un petit bol d’œufs et a commencé son exploitation en 2011.
La demande vient d’un peu partout et en partie de la ville de Khon Kaen : les gens de la campagne qui sont allés y chercher du travail apprécient de retrouver le goût du pays. Le commerce tourne.

Khun Mali au milieu de ses bacs.
Elle aurait voulu que son village se constitue en sorte de coopérative et que tous les éleveurs de grillons se mettent d’accord pour garder un prix élevé intéressant pour eux, comme c’était le cas dans le village où elle avait appris la technique ; ça ne s’est malheureusement pas fait et la concurrence règne. Ses voisins lui ont beaucoup reproché de vendre des formations en élevage de grillons à d’autres agriculteurs intéressés, parce qu’ils voyaient dans ces élèves de futurs concurrents qui leur rendraient la vie plus dure.
Khun Mali a emprunté et investi dans son exploitation. Pour conserver les grillons, elle a acheté des congélateurs industriels. Pour construire de nouveaux bacs et produire davantage, elle a fait assécher la rizière à côté de chez elle et construire un hangar dessus. Comme on nous l’a dit, assécher une rizière n’est pas un acte anodin dans cette région ! Entrepreneuse, Khun Mali y croyait, son exploitation prospérait et ses emprunts se remboursaient.
L’opportunité et la sécurité
En 2017, des pluies torrentielles menacent de faire déborder le barrage qui contient les eaux de la région. Les autorités ont deux alternatives : inonder la ville de Khon Kaen, ou inonder la campagne de l’Isan. Ils choisissent la campagne. Les maisons, les routes, les rizières sont ravagées, et le hangar où Khun Mali élève ses grillons aussi. Un système de remboursement des dégâts est mis en place, mais les agriculteurs sont peu ou pas mis au courants des démarches à effectuer et beaucoup se retrouvent sans compensation.

Sol dans lequel pondent les femelles grillons : dans ce batch récent, on aperçoit encore ce qui reste des oeufs après éclosion
Au moment où nous lui rendons visite, Khun Mali a deux batchs de grillons en croissance dans tout son hangar. Elle n’a pas encore récupéré assez d’œufs de grillons pour relancer le reste. Son équipement désormais surdimensionné lui coûte plus qu’il ne lui rapporte, elle a épuisé ses possibilités d’emprunts, et elle désespère. Notre visite, que nous avons payée, est une rentrée d’argent nécessaire et insuffisante.
On peut se poser la question : bien que la demande soit là, bien que l’affaire tourne, bien que l’entrepreneuse n’ait pas commis d’erreur… Pourquoi élever des grillons, si c’est pour qu’une décision venue d’en haut balaye tout ?
Cet article devrait être optimiste, parce que l’élevage de grillons fonctionne en Thaïlande, malgré des tensions entre concurrents1. Techniquement et économiquement, tout marche. Mais les agriculteurs de l’Isan sont insuffisamment protégés, voire insuffisamment considérés par leur gouvernement. Même si c’était encore possible, comment reprendre assez confiance pour emprunter, investir, reconstruire une exploitation ? On ne sait pas ce qui peut se produire.
Bien sûr, nous sortons du sujet de la consommation des insectes pour à peine effleurer celui de la considération envers les agriculteurs. Mais comment parler du sujet sans dévier du sujet ? Les grillons n’apparaissent pas dans le vide.
Les études sur l’économie des insectes évoquent l’opportunité économique pour les populations qui les mangent traditionnellement. Khun Mali nous a appris que pour ce qui est du développement, l’opportunité ne remplace pas la sécurité.
Ce qui est d’autant plus flagrant que l’agriculture est considérée et protégée ailleurs en Thaïlande – par des programmes dont nous serons amenés à parler dans nos prochains articles.
1 Après tout nous sommes les Criquets Migrateurs, propagandistes de la consommation d’insectes. Que l’élevage de grillons tourne devrait suffire à nous submerger d’allégresse ! Sauf que…
7 réflexions sur “[Thaïlande 🇹🇭] Pourquoi élever des grillons ?”