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[Australie 🇦🇺] Interview de Louise Morris, CEO de Rebel Food Tasmania

Nous avons pu poser des questions à la CEO de Rebel Food Tasmania, Louise Morris, qui développe un modèle de production d’insectes finalement très occidental ! Son témoignage se trouvait un peu à part de notre épisode où nous voulions explorer la culture aborigène des insectes, alors voici son interview sous la forme d’un transcript (traduit).

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Louise Morris, CEO de Rebel Food Tasmania.


Criquets Migrateurs : Bonjour Louise Morris ! Pouvez-vous nous présenter votre entreprise ?

Louise Morris : Rebel Food Tasmania est basé en Tasmanie, qui est comme vous le savez l’île au sud de l’Australie. Nous élevons trois sortes d’insectes : des grillons, des vers de farine et des woodies, pour la consommation humaine.

Il se trouve que notre système d’élevage est un peu différent de ce qui est expérimenté un peu partout dans le monde : nous n’avons pas pour objectif de lancer des fermes-usines industrielles, nous essayons plutôt de voir comment les insectes peuvent s’intégrer dans notre système économique alimentaire local. Nous voulons élever des insectes de haute qualité avec des déchets végétaux de haute qualité, et les intégrer au système alimentaire.

Un truc que je dis parfois, c’est « take the sus out of sustainability » [ndcm : c’est un jeu de mots du type « enlever le « dur » de « durable » »] ; on parle beaucoup des grillons comme étant incroyablement « carbon-positive », meilleurs que le bœuf, tout ça tout ça, mais je pense qu’on doit vraiment s’intéresser à comment ils sont élevés, casser certains des mythes et être certains qu’on ne colporte pas certaines contrevérités.

Je ne vous parle pas de grillons qui sont élevés à la nourriture pour poulets industrielle dans des fermes qui sont finalement des usines – même si évidemment dans une ferme de grillons vous avez besoin de climatisation pour chauffer et refroidir, on est dans une atmosphère fermée. Nous étudions le problème du point de vue du système alimentaire : comment pouvons-nous intégrer au marché tasmanien un produit de haute valeur qui a de super qualités nutritionnelles, qui utilise un afflux de déchets végétaux que les fermes et les restaurants ne pouvaient pas rentabiliser, et qui propose une alternative meilleure pour la santé et plus écologique que la viande… d’ailleurs, ça dépend aussi d’où les gens placent les insectes sur leur échelle « végétarien/pas végétarien »… enfin bref, où ce produit similaire à la viande a-t-il sa place sur le marché tasmanien.

Nous visons les chefs cuisiniers et les restaurants, parce que nous voulons vraiment que de bons cuistots présentent ces insectes dans des vrais plats ! Pas simplement  »voilà un grillon déshydraté avec du citron vert et du piment, allez mange ». Oh, et la différence de goût est énorme entre un insecte qui a mangé de la nourriture fraîche toute sa vie, qui n’a pas été élevé en surpopulation, qui a eu un peu plus de temps et un peu plus de place pour se développer ET qui est confié à un chef cuisinier qui sait ce qu’il fait.

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Les trois insectes élevés par Rebel Food. Illustration tirée du site web de Rebel Food.

CM : D’accord, donc c’est un projet qui exploite des ressources locales avant tout. On dirait que l’objectif principal de Rebel Food est d’être écologique avant d’être très productif ?

LM : Tout part du système alimentaire, et de la réalisation que nos processus agricoles ne sont pas viables tels qu’ils sont aujourd’hui.

Parlons déjà de la nourriture pour les insectes : si vous les nourrissez avec de la nourriture industrielle pour poulets, vous utilisez du maïs et du soja qui viennent sûrement d’Amérique Latine, en tout cas c’est du grain qui fait partie du système d’approvisionnement global et non local. Bon, vous pouvez aussi vous demander si des pesticides sont utilisés dessus ou pas – c’est la question qui se pose si vous visez le marché bio ou le marché traditionnel – mais, de toute façon, élever un insecte en prétendant que c’est une alternative écologique mais en lui donnant de la nourriture pour poulets industrielle qui pousse sur un terrain où il y avait une forêt tropicale qu’on a abattue… Je pense qu’il faut creuser plus que ça dans votre système d’approvisionnement et y réfléchir.

Pour en revenir au sujet de votre projet, qui est aussi le goût des insectes, les insectes élevés avec des fruits et des légumes frais et d’autres sources locales ont simplement bien meilleur goût ! Il y a un lien fort entre leurs saveurs et leur nourriture, donc vous pouvez sentir si le grillon que vous mangez – un grillon bien cuisiné, pas frit à l’arrache – a mangé des citrouilles et de la nourriture fraîche ou bien a été nourri à la poudre et à l’eau. C’est vraiment une grosse différence !

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CM : Je vois. Quelle est la place actuelle des insectes dans la culture et la cuisine australienne, selon vous ?

LM : Euh… toujours très marginale !

Nous avons eu un gros changement dans la façon de manger en Australie : dans les années quatre-vingt on était très « steak frites » avec une façon très anglo-coloniale de ne pas s’intéresser à la nourriture. Donc des patates, des frites, peut-être des spaghettis – mais alors vraiment si vous êtes un aventurier !

Dans les quinze / vingt dernières années, nous avons eu une petite révolution alimentaire liée à une multitude de facteurs. Beaucoup plus de gens qui ont grandi dans d’autres parties du monde viennent s’installer ici et amènent leur nourriture avec eux.

Reconnaissons-le, nous fétichisons légèrement les chefs cuisiniers… nous avons plus d’émissions culinaires par tête qu’on ne peut en compter sur nos doigts et toutes les chaînes de télé privées ont une version de Masterchef. Tout le monde veut être un super chef cuisiner, c’est un truc identitaire très « Instagram-hashtag », mais pour voir le bon côté des choses ça veut dire que les gens ont envie d’avoir des aventures culinaires maintenant !

En termes de légalité, grâce à la longue tradition indigène de manger des insectes, nous n’avons jamais eu le problème qu’ont les pays de l’Union Européenne avec la classification comme « novel food ». Du coup, du point de vue de la loi, nous sommes largement devant parce que le législateur reconnaît que les insectes ont toujours été au menu, selon la culture dont vous venez. Par conséquent, les quelques start-up qui élèvent des insectes en Australie n’ont pas été embêtées.

Il y a moi en Tasmanie, qui suis dans l’approche par système alimentaire, il y a Skye dans les Nouvelles Galles du Sud qui fait plus du batch industriel en flux tendu… En fait il y a surtout nous deux, mais il y a aussi quelques start-ups qui combinent un peu d’importation-revente et de production – mais qui ne vendent pas encore leurs propres produits.

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Witchetty grubs dans un panier à récolte, détail d’une fresque d’Alice Springs.

CM : Vous avez mentionné la cuisine aborigène : comme vous avez dit, les insectes font partie de leur culture et de leur gastronomie depuis très longtemps. Comment Rebel Food se situe vis-à-vis de toute cette culture, si vous en faites partie ?

LM : Absolument pas.

En bref, nous choisissons spécifiquement de ne pas taper dans les espèces d’insectes natives, nous utilisons des espèces qui fonctionnent bien dans la plupart des systèmes d’élevage.

Une des grosses erreurs qui est faite quand on parle de « nourriture indigène » est qu’il n’y a pas une nourriture indigène, l’Australie est un territoire immense qui pourrait presque dépasser la Russie. Chaque région a sa propre histoire culinaire, son rythme saisonnier, et chaque insecte a évidemment sa saison, donc nous ne prétendrons jamais que nous faisons partie de la culture alimentaire indigène. Nous n’en faisons pas partie !

Nous avons choisi trois espèces qui du point de vue de la biosécurité ont du sens parce que, si jamais elles s’échappaient de la ferme, elles mourraient dans le climat tasmanien. Nous ne voulons pas créer un risque d’invasion de nuisibles, nous ne voulons pas non plus puiser dans les populations d’insectes endémiques et risquer de les épuiser – l’industrie forestière en Tasmanie a eu un impact négatif sur nos espèces locales, et puis la plupart des insectes de Tasmanie ne vivent pas en hautes densités, ce sont plutôt des petits rampants solitaires ou qui vivent en toutes petites colonies.

Nous ne sommes pas du tout dans les événements culinaires indigènes, nous ne jouons pas à ça. Nous cherchons le système alimentaire qui ne met pas les espèces natives en danger, ne crée pas un risque d’invasion de nuisibles, apporte les bons nutriments et a bon goût. Pour ça, les grillons fonctionnent bien, les vers de farine fonctionnent bien. Ce sont aussi des insectes que les gens savent cuisinier : que ce soit en Asie ou en Amérique latine, les gens ont une longue histoire de plats à base d’insectes que nous pouvons comprendre et que nous pouvons manger.

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Woodie. (Source : Wikipédia).

CM : Donc les trois espèces que vous élevez sont les grillons, les vers de farine et les quoi ?

LM : Les woodies ! Alors, c’est une espèce de cancrelat du bois qu’on trouve dans le Queensland, et la raison de notre choix est que… eh bien en fait, ces trois espèces existent toutes dans des systèmes climatiques assez semblables. Quand on design notre ferme modulaire – on a quatre prototypes qu’on continue à bidouiller et à tester et à améliorer un peu plus à chaque fois – on peut trouver la bonne humidité et la bonne fourchette de température pour les élever toutes les trois.

Aussi : ce sont des espèces qui fonctionnent très bien sur des légumes. Les woodies du Queensland vivent leur vie sur des fibres végétales, donc vous voyez les plantes, la matière végétale en générale marche bien pour eux. Les vers de farines… sont incroyablement faciles à élever, bien sûr ce sont les larves du ténébrion.

Les grillons ont un cycle de vie de cinq à six semaines, les vers de farine autour de trois mois, les woodies aussi dans les trois mois. Finalement, ils ont beaucoup de points communs !

Et aussi il y a un paquet de travaux de recherche et d’entomologistes que je peux consulter, ce qui est un gros plus parce que nous sommes, et là je parle de toute l’industrie australienne, toujours en cours d’apprentissage et de compréhension de notre spécialité : nous sommes une jeune industrie. J’ai donc choisi des insectes qui avaient préalablement des experts que je pouvais consulter.

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Deux criquets en train de produire des criquets.

CM : Ça a du sens ! C’est la même chose en Europe, vraiment. Il y a cinq ans j’ai [Sébastien] débuté dans cette industrie comme stagiaire et mon travail était basiquement de rédiger un document sur comment élever des criquets et des vers de farine pour Jimini’s. En ce temps-là, la plupart du savoir sur l’élevage d’insectes venait de gens qui avaient de petites fermes d’insectes chez eux pour leurs animaux, et, ouais… Il n’y avait pas beaucoup de données. Mais probablement beaucoup plus que pour d’autres espèces !

LM : J’ai l’impression que nous avons environ cinq ans de retard sur l’Europe en termes de récupération de ce savoir.

Pour la réglementation nous sommes en avance sur vous, mais pour le savoir nous sommes très en retard, donc nous cherchons les infos auprès de gens comme vous, et bien évidemment nous avons sonné l’Université de Wageningen, pris contact avec des gens et harcelé tout le monde pour obtenir toutes les publications existantes !

Vous savez, on doit déterminer tous ces pièges auxquels on ne pense pas tout de suite, par exemple « oh, et si mon élevage tombe malade ». D’ailleurs on a une biosécurité très spécifique en Australie : il est interdit d’importer des œufs ou quoi que ce soit. Notre population d’insectes est très isolée, ce qui nous a porté chance vu que ça nous a épargné les épidémies qui ont anéanti les fermes d’insectes canadiennes, américaines et européennes.

Du coup, notre situation a des avantages et des inconvénients, mais le plus gros c’est que nous sommes si peu nombreux en Australie qu’il n’y a pas beaucoup d’info à partager. Les gens comme vous font un peu à notre place notre travail de recherche !


Nous remercions encore une fois Louise Morris pour nous avoir accordé cette interview.

Elle nous a donné à réfléchir ! C’est vrai qu’ici aux Criquets Migrateurs on se concentre sur l’aspect gustatif des insectes, parce que nous estimons que vous avez déjà entendu cent fois les arguments « écologiques » et « nutritionnels » de la consommation d’insectes, mais Ms. Morris et d’autres personnes sont en train de nous faire nous poser des questions sur notre ligne éditoriale… Pour nos articles sur la France et l’Europe.

Nos prochains articles australiens parleront de culture aborigène des insectes ! À bientôt !

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